I
PRISE DE COMMANDEMENT

Neuf jours après avoir quitté le Spithead, la frégate Harvester se présenta devant le rocher de Gibraltar ; la paroi immuable de la falaise dominait le gracieux vaisseau, qui fit tête à la légère brise du large et jeta l’ancre ; il tira la salve réglementaire, dont le tonnerre résonna à tous les échos du mouillage. Son jeune commandant, sur la dunette, ne quittait pas des yeux l’activité fébrile des matelots en train de déborder les embarcations, pressés par les ordres cinglants, voire par quelque volée de coups d’un officier marinier peu enclin à la patience. L’entrée dans un port représente toujours un moment délicat : une rangée majestueuse de lourds vaisseaux de ligne était mouillée à proximité et le commandant savait bien – il n’était pas le seul – que plusieurs longues-vues suivaient révolution et la prise de mouillage de son navire. Il ne pouvait se permettre la moindre maladresse.

Après un dernier coup d’œil à ses hommes, le commandant Leach traversa rapidement la dunette et s’avança à tribord vers l’officier solitaire, de taille élancée, qui se tenait là, appuyé sur les filets de bastingage.

— Dois-je signaler qu’il vous faut une embarcation, monsieur ? Ou vous contenterez-vous de la mienne ?

Le capitaine de vaisseau Richard Bolitho s’arracha à ses pensées :

— Merci, commandant, je prendrai la vôtre. Ne perdons pas de temps.

Il crut lire un certain soulagement dans les yeux de Leach ; après tout, ce dernier n’avait pas encore obtenu les galons convoités de capitaine de corvette et un officier supérieur pouvait se révéler un passager bien encombrant.

Bolitho se détendit légèrement et ajouta :

— Vous avez un bon navire. Nous avons fait une traversée rapide.

Malgré le soleil matinal, il eut un frisson et vit que Leach l’observait avec un regain d’intérêt. Mais celui-ci pouvait-il vraiment sonder les pensées de son aîné ? La frégate avait serré le vent pendant toute la descente de la Manche, puis doublé les atterrages de Brest où une escadre britannique patrouillait de nouveau, par tous les temps, pour assurer le blocus de la flotte française. Tout au long de ces journées, suivant des yeux les mouvements brutaux du beaupré qui enfournait dans les lames, Bolitho n’avait eu qu’une image en tête : celle de leur arrivée à Gibraltar. Ils avaient ensuite traversé en diagonale le golfe de Gascogne, avec ses bourrasques et ses courants redoutables, puis avaient poursuivi plein sud le long de la côte du Portugal, qu’ils apercevaient de temps à autre, à travers une brume bleutée, loin par le travers bâbord. Le capitaine de vaisseau avait eu tout le temps alors de songer à son nouveau commandement, à ce qui l’attendait à bord et à la place que ce navire prendrait dans sa vie. Pendant ses longues promenades solitaires sur la dunette arrosée d’embruns, il s’était contenu dans son rôle de simple passager et, plus d’une fois, avait pris sur lui pour ne pas intervenir dans la marche de la frégate.

A présent, à l’ombre majestueuse du grand Rocher, il pouvait écarter ces pensées de son esprit. L’époque était révolue où il commandait une frégate, envolées l’indépendance et l’initiative propres à cette charge. Dans quelques minutes, il allait prendre le commandement d’un vaisseau de ligne dont le reflet ondulait sur l’eau calme de la rade, à moins de deux encablures. Il concentra son attention sur celui qui était mouillé juste à l’arrière du navire amiral : c’était un deux-ponts, un de ces voiliers de soixante-quatorze canons qui assuraient le plus gros de la puissance de feu des escadres anglaises éparpillées sur les sept mers. Les eaux de la rade avaient beau être calmes comme un lac, la frégate évitait, légère, sur son câble d’ancre ; ses fins mâts de flèche, légèrement gauchis, s’élançaient vers le ciel délavé et tout son gréement vibrait telle une harpe, comme pour souligner l’impatience de ce fin voilier, mouillé si près de sa conserve. En comparaison, le vaisseau à deux ponts semblait massif et trapu ; tout dans ses lignes, dans ses mâts et vergues énormes, dans sa double rangée de sabords, ajoutait à cette impression de puissance écrasante, tandis que les embarcations de service s’affairaient à l’entour comme des araignées d’eau.

De son côté, Leach suivait des yeux la guigue qui venait se ranger sous la coupée et observait le patron d’embarcation de Bolitho : il se tenait en faction près des effets personnels de son commandant, tel un robuste chien de garde veillant sur les biens les plus précieux de son maître.

— Vous avez là, commandant, dit Leach, un bon serviteur.

Bolitho sourit :

— Allday m’a toujours suivi depuis…

Il se remémora sans effort toutes ces années, comme si chaque pensée et chaque événement étaient restés rangés soigneusement à leur place, tel un portrait à demi oublié. Il poursuivit :

— Mon premier patron d’embarcation a été tué à la bataille des Saintes en 82. Depuis lors, Allday ne m’a pas quitté.

Ces mots étaient simples mais quelle vibrante réalité ne recouvraient-ils pas ! Pour Bolitho, la silhouette familière d’Allday à ses côtés était un témoignage constant de leur longue amitié. Onze années maintenant s’étaient écoulées depuis la bataille des Saintes, à laquelle avait participé sous son commandement, la frégate Phalarope, et aujourd’hui l’Angleterre était de nouveau en guerre.

Leach, perplexe, regardait le visage grave de Bolitho. Pendant leur traversée sans histoires depuis le Spithead, il avait essayé à plusieurs reprises de se confier à lui, mais quelque chose l’en avait empêché. Ce n’était certes pas la première fois qu’il conduisait des passagers à Gibraltar et, habituellement, ces derniers rompaient agréablement la monotonie du voyage. Il s’agissait en général d’officiers en garnison, de courriers ou de combattants venant prendre la place de leurs camarades accidentés ou victimes des combats qui se développaient sur tous les fronts. Mais il y avait chez Bolitho quelque chose d’impassible, voire de renfermé, qui l’avait tenu à distance.

Le lieutenant considérait à présent le capitaine de vaisseau avec autant d’envie que d’intérêt ; Bolitho était officier supérieur et son nouveau commandement lui promettait des galons d’amiral d’ici quelques années, quelques mois peut-être.

D’après les rares phrases qu’ils avaient échangées, Leach avait estimé que Bolitho approchait de la quarantaine. Il était grand, étonnamment mince, et, quand il souriait, tout son visage s’éclairait d’une expression juvénile. On disait que, pendant l’entre-deux-guerres, Bolitho avait servi plusieurs années dans les mers du Sud et en était revenu mourant des fièvres. C’était probablement vrai, avait conclu Leach. Bolitho portait trois rides profondes aux commissures des lèvres et, sous son bronzage régulier, on distinguait à la finesse de la peau, aux os saillants de ses pommettes, les marques de la maladie. Mais la chevelure nouée sur sa nuque était noire comme jais, sans le moindre fil d’argent, et la mèche qui s’obstinait à descendre sur son œil droit ne faisait que renforcer l’impression de témérité maîtrisée qui se dégageait de lui.

Un lieutenant se présenta et salua en portant la main à son bicorne.

— Votre embarcation est prête, monsieur.

Bolitho lui tendit la main :

— Eh bien, au revoir, Leach. Nous ne tarderons sûrement pas à nous rencontrer de nouveau.

Pour la première fois, le commandant de la frégate eut un sourire :

— Je l’espère, monsieur.

Soudain, il claqua des doigts avec impatience :

— J’allais oublier ! J’ai à bord un aspirant qui est également nommé sur votre navire. Peut-il traverser avec vous ?

Il n’avait mentionné ce deuxième passager qu’avec désinvolture, comme s’il s’agissait d’un bagage encombrant, et cela fit sourire Bolitho malgré sa nervosité :

— Nous avons tous été un jour aspirants, Leach, souligna-t-il en acquiesçant. Il peut m’accompagner.

Bolitho descendit l’échelle de coupée sous les regards des seconds maîtres et des fusiliers marins rassemblés en garde d’honneur. Ses bagages avaient déjà disparu et Allday, qui l’attendait à la lisse de pavois, le regarda droit dans les yeux au moment de le saluer, les doigts serrés sur la tempe :

— Tout est arrimé, commandant.

Bolitho approuva d’un signe de tête. Il y avait chez Allday quelque chose de tout à fait rassurant. Il n’était plus le gabier agile de naguère ; il avait pris de la carrure et, en veste bleue et pantalons de coutil, donnait une impression de force inébranlable, pareil à un roc. Mais ses yeux n’avaient pas changé : mi-pensifs, mi-ironiques. Oui, c’était bon de l’avoir à ses côtés pour l’occasion.

Puis Bolitho aperçut l’aspirant, un garçon chétif et dégingandé, incapable de tenir en place, avec une peau très pâle et des traits qui ne manquaient pas de finesse. C’était curieux, songea-t-il, qu’il ne l’eût pas remarqué durant les neuf jours passés sur la frégate.

Comme s’il lisait dans ses pensées, Leach ajouta :

— Il a souffert du mal de mer pendant presque toute la traversée.

— Quel est votre nom, mon garçon ? demanda aimablement Bolitho.

— S… S… Seton, commandant, balbutia l’aspirant en rougissant.

Leach était impitoyable :

— En plus, il est bègue. J’imagine que, par les temps qui courent, nous devons faire flèche de tout bois.

Bolitho avait du mal à garder son sérieux :

— Certes, certes !

Il se tut un instant et poursuivit :

— Eh bien, monsieur Seton, veuillez descendre le premier, je vous prie !

Le jeune homme resta un instant paralysé par cet obstacle imprévu à ce stade de sa nouvelle carrière, puis Bolitho lança un ordre bref :

— Allons-y, Allday.

C’est tout juste si le capitaine de vaisseau entendit les trilles des sifflets et les ordres aboyés par les officiers de la garde ; quand la guigue se fut dégagée de la muraille de la frégate et que, sous la poussée rythmée des avirons, elle eut pris de la vitesse sur l’eau lisse, il s’autorisa à regarder son nouveau navire.

Allday suivit son regard et lui dit doucement :

— Eh bien, commandant, le voilà, ce vieil Hyperion.

 

Tandis que la petite guigue progressait régulièrement sur les eaux bleues de la rade, Bolitho concentrait toute son attention sur l’Hyperion au mouillage. Sans doute Allday avait-il prononcé ces mots sans y penser, mais ils résonnèrent curieusement dans l’esprit du capitaine de vaisseau, comme si ces retrouvailles n’étaient pas une pure coïncidence.

L’Hyperion était un vieux navire : vingt et un ans s’étaient écoulés depuis le jour où sa carène avait touché l’onde amère. Il était logique, se dit Bolitho, qu’il l’ait déjà croisé à plusieurs reprises, à tel ou tel tournant de sa carrière mouvementée. Cependant, coïncidence ou pas, chaque fois qu’il avait été à bout de ses ressources physiques et mentales, le vieux vaisseau de ligne se trouvait dans les parages : lors de la sanglante bataille de la Chesapeake, puis de nouveau aux Saintes, lorsque sa chère frégate avait failli sombrer, pilonnée par l’artillerie ennemie ; tandis qu’il s’acharnait à garder sa place dans la ligne de bataille, il avait aperçu, au plus épais de la fumée, l’étrave camuse du vaisseau à deux ponts, ses flancs illuminés par les éclairs des bouches à feu et ses voiles grêlées de trous.

Les rayons du soleil réfléchis par la surface de l’eau éclairaient de reflets changeants la haute muraille du navire ; Bolitho plissa les yeux. Il savait que, trois ans durant, l’Hyperion n’avait pas cessé ses courses et que, depuis son récent retour des Antilles, tout l’équipage aspirait à débarquer rapidement pour prendre un repos amplement mérité.

Mais, alors que l’Hyperion croisait paisiblement au soleil des Caraïbes et vaquait aux tâches anodines du temps de paix, alors que Bolitho se consumait de fièvre dans sa maison ancestrale de Plymouth, de sombres nuages annonciateurs de guerre s’étaient accumulés au-dessus de l’Europe. Une sanglante révolution avait balayé la France de part en part. De l’autre côté de la Manche, on avait d’abord suivi les événements avec une satisfaction perverse : l’ennemi héréditaire était affaibli par des luttes intestines, sans qu’il en coûtât une goutte de sang à l’Angleterre. Mais la folie révolutionnaire était contagieuse et des rumeurs plus inquiétantes se mirent à circuler : une nation plus puissante encore semblait émerger du fracas des pelotons d’exécution et des carnages des émeutiers ; tous ceux qui, dans le passé, avaient déjà connu le danger et la peur face à cette ennemie redoutable, acceptèrent l’inévitable : l’imminence d’une nouvelle guerre.

En dépit des protestations d’Allday, Bolitho avait alors quitté son lit et s’était rendu à Londres. Il avait toujours détesté l’enjouement factice de la capitale, le réseau tentaculaire de ses rues sales et l’insolente opulence de ses hôtels particuliers ; mais il en avait pris son parti et était disposé, s’il le fallait, à passer sous les fourches caudines des fonctionnaires de l’Amirauté afin d’obtenir un nouveau commandement.

Après des semaines d’incertitude et de consultations stériles, on lui avait enfin confié une mission : recruter les habitants récalcitrants des villes de la Medway pour compléter les équipages des navires que l’on se décidait enfin à armer. Les hauts gradés de l’Amirauté, dont le souci immédiat était de reconstituer rapidement une flotte décimée, avaient eu du nez en faisant appel à Bolitho pour cette humble tâche de racolage. Les exploits du fringant commandant de frégate étaient encore dans toutes les mémoires : lui seul, dans ces temps de guerre, pouvait persuader de jeunes hommes d’abandonner leurs villages pour une âpre et ingrate carrière maritime. Malheureusement, Bolitho ne considérait pas ce rôle avec autant d’enthousiasme ; il était bien dans son tempérament d’y soupçonner un manque de confiance de ses supérieurs à son égard, en raison de sa récente maladie. Un commandant malade pouvait, il est vrai, se révéler dangereux, non seulement pour lui-même et son navire mais pour toute la chaîne humaine qu’il dirigeait : un maillon plus faible pouvait mener au désastre, à la défaite.

Au mois de janvier suivant, l’Angleterre fut saisie de vertige à la nouvelle de la mort du roi de France, décapité sur l’échafaud, et, avant même qu’elle ne se fût remise de ce choc, la Convention nationale française avait déclaré la guerre. La fureur révolutionnaire semblait avoir privé la nation entière de tout semblant de raison. Ses alliées de toujours, l’Espagne et la Hollande, avaient reçu la même déclaration ; comme l’Angleterre, ces deux pays attendaient le premier assaut.

Ainsi, à peine le vieil Hyperion eut-il touché le port qu’il dut repartir pour de nouvelles missions : dans les atterrages de Brest, tout d’abord, où l’escadre de la Manche patrouillait sans relâche pour bloquer la flotte française réfugiée à l’abri des batteries côtières.

Bolitho de son côté avait poursuivi sa mission, mais le fait qu’on ne lui eût pas confié immédiatement un nouveau commandement l’avait plongé dans le désespoir ; et sa santé en avait gravement souffert.

Puis l’hiver avait fait place au printemps et il avait reçu l’ordre d’embarquer au Spithead à destination de Gibraltar. Assis dans la chambre d’embarcation de la guigue, il sentait un poids sur sa poitrine : celui de la lourde enveloppe lui donnant autorité sur ce puissant navire dont la haute silhouette les dominait de sa masse écrasante et réduisait tout le reste à bien peu de chose.

Déjà résonnaient à ses oreilles les sifflets des quartiers-maîtres, les pas précipités des pieds nus sur le pont supérieur, le martèlement des crosses de mousquet sur les bordés de pont : le navire se préparait à le recevoir. Il se demanda un instant depuis combien de temps il était attendu et si son arrivée serait accueillie avec plaisir ou appréhension.

Une chose était de succéder à un commandant qui quittait son navire à cause d’une promotion ou d’un départ à la retraite, une tout autre chose était d’enfiler les bottes d’un mort.

La guigue doubla l’étrave massive et Bolitho jeta un coup d’œil en passant à la figure de proue étincelante ; sa dorure était martelée de frais et semblait propre comme un sou neuf, ainsi d’ailleurs que toutes les peintures du navire. La première impression était bonne. Hyperion, couronné par le soleil levant en personne, brandissait un trident impérieux ; seul le bleu des yeux tranchait sur l’or. Bolitho s’interrogea : combien d’ennemis du roi avaient aperçu ce visage doré juste avant de mourir ?

Il entendit comme un hoquet et tourna la tête : le frêle aspirant regardait, bouche bée, les mâts monumentaux et les voiles ferlées ; son visage semblait plein d’effroi, sa main agrippait le plat-bord de la guigue avec une force convulsive.

— Quel âge avez-vous, monsieur Seton ? demanda Bolitho bienveillant.

Le jeune homme détourna ses regards du gréement et marmonna :

— S… s… seize ans, commandant.

— Eh bien, c’est à peu près l’âge que j’avais quand j’ai embarqué sur un vaisseau fort semblable à celui-ci, commenta-t-il gravement. Mais c’était l’année où l’Hyperion fut construit.

Bolitho eut un sourire désabusé :

— Et comme vous le voyez, monsieur Seton, nous sommes toujours là tous les deux !

Bolitho vit les émotions se succéder sur le visage blême de son aspirant. Il avait omis de préciser qu’il s’agissait alors de son deuxième embarquement, et sans doute n’était-ce pas plus mal ainsi. A l’époque, il naviguait sans interruption depuis l’âge de douze ans, date de son premier enrôlement. Il se demanda pourquoi le père de Seton avait attendu si longtemps avant de faire de son fils un marin.

Il se redressa sur son siège ; l’embarcation approchait à grande vitesse de la coupée. La voix de la sentinelle résonna :

— Qui va là ?

Allday mit ses mains en porte-voix et hurla :

— Hyperion [1] !

S’il y avait encore eu le moindre doute, il était à présent dissipé : chaque membre de l’équipage du vaisseau savait maintenant que cette silhouette altière sur la guigue, coiffée d’un bicorne à galons dorés, était celle du nouveau commandant. Seul maître après Dieu, il tenait sous son empire toutes les vies du bord ; il pouvait faire fouetter ou même penche, il pouvait rétribuer à leur juste valeur chaque effort et chaque erreur.

Les matelots rentrèrent rapidement les avirons et les entassèrent pêle-mêle au milieu des bancs de nage tandis que le brigadier crachait sa gaffe dans les porte-haubans ; Bolitho n’eut pas trop de toute sa maîtrise pour se maintenir immobile dans la chambre d’embarcation. Paradoxalement, ce fut l’aspirant qui, en dépit de son mal de mer, rompit le charme ; il s’avançait tant bien que mal vers la muraille du vaisseau quand Allday le héla :

— Pas si vite, jeune gentilhomme ! s’exclama-t-il en le faisant rasseoir d’une bourrade. Les plus hauts gradés sont les derniers à embarquer mais les premiers à débarquer, compris ?

Bolitho les dévisagea tour à tour puis les ignora. Se souvenant du jour où il avait vu le commandant d’un navire s’étaler de tout son long à la renverse sur la gabare qui l’amenait pour la première fois à son bord, il serra énergiquement le fourreau de son épée contre sa cuisse et se hissa avec raideur sur l’échelle de coupée sculptée et dorée.

Il se découvrit d’un geste large et fut presque terrassé par la réponse unanime qui fusait de toutes parts. Son visage avait à peine atteint le niveau du pont qu’il fut salué par les trilles perçants des sifflets des maîtres de manœuvre ; le son strident montait en flèche et recouvrait une cacophonie en laquelle Bolitho avait du mal à se retrouver. Les tambours et fifres du petit orchestre des fusiliers marins firent chorus, accompagnés par les claquements secs des mousquets et le sifflement des lames des épées des officiers : la garde d’honneur présentait les armes.

Les rangées de fusiliers marins formaient un carré écarlate, oppressant ; plus loin se tenaient les officiers en uniforme bleu et blanc et, au-delà, une multitude de visages aux cheveux nattés, ceux des simples matelots que l’on avait en hâte rappelés de leurs corvées.

Il avait eu beau s’y attendre, après tant d’années de service à bord de simples frégates, tout ce décorum et ce déploiement de forces le prenaient de court. Tentant de remettre de l’ordre dans son esprit, il passa rapidement en revue la rangée de canons étincelants, les bordés de pont briqués à clair et le réseau bien tendu des manœuvres courantes et dormantes : tout cet appareil était désormais sous sa responsabilité.

Jusqu’à cet instant précis, il avait considéré l’Hyperion comme un simple changement dans son mode de vie ; à présent, tandis que l’orchestre avait cédé la place à un brusque silence et qu’un lieutenant de taille élancée, le visage grave, s’avançait à sa rencontre, il prenait pleinement conscience de ce que cela signifiait. Surpris et presque humilié, il découvrait l’aveuglante évidence : au sein de sa puissante carène de cent quatre-vingts pieds, l’Hyperion abritait un monde à part entière. Dans cet espace confiné, six cents hommes et officiers vivaient, travaillaient et, s’il le fallait, mouraient au coude à coude, mais néanmoins séparés par les règles inflexibles de la discipline et de la hiérarchie. Il n’était guère surprenant de voir nombre d’officiers supérieurs, à peine nommés au commandement de navires tels que l’Hyperion, se laisser déborder par le sentiment de leur pouvoir et de leur toute-puissance.

Bolitho remarqua que le grand officier impassible qui venait à lui le dévisageait avec une vive attention :

— Lieutenant Quarme, commandant, dit-il, je suis le second.

— Merci, monsieur Quarme, répondit Bolitho avec un signe d’assentiment.

Il plongea la main dans sa poche intérieure et en tira son ordre de nomination. Les éclats de la fanfare et la tension du moment lui avaient donné le tournis ; après ces semaines d’attente et de tracas, il n’aspirait qu’à une chose : la solitude de sa nouvelle cabine. Ce Quarme, songea-t-il, n’a pas l’air d’un mauvais officier. Un instant cependant, il eut une pensée pour Herrick, son second à bord de la Phalarope et du Tempest : comme il aurait voulu que ce fût lui, et non pas Quarme, qui fût venu l’accueillir ici !

A pas lents, Quarme l’accompagna tout au long de la file des officiers au garde-à-vous, murmurant des noms et quelques mots de commentaire à propos de leurs fonctions. Bolitho s’appliquait à rester impassible ; il était bien trop tôt pour se répandre en sourires et marques de courtoisie. Les hommes cachés derrière ces masques compassés et respectueux n’allaient pas tarder à se révéler dans leur vraie nature ; Bolitho songea confusément qu’il y avait un peu de tout parmi eux mais, surtout, Dieu qu’ils étaient nombreux ! Cela le changeait de ses frégates. Parvenu au bout de la rangée des officiers, il longea celle des lieutenants et des officiers provenant de la maistrance et arriva devant les aspirants qui l’attendaient, fascinés. Il songea alors au jeune Seton, se demandant ce que celui-ci pouvait bien penser de toute cette pompe. Vraisemblablement, il mourait de peur.

Deux officiers des fusiliers marins se tenaient à l’avant, figés dans un garde-à-vous impeccable ; derrière eux, leurs hommes étaient alignés dans leurs splendides uniformes écarlates, avec leurs cartouchières blanches croisées sur la poitrine et leurs boutons bien briqués ; enfin, il passa en revue les officiers mariniers, tous ces hommes de métier dont dépendent la vie et la mort d’un navire : le bosco, le charpentier, le tonnelier et toute la foule des matelots.

Bolitho sentait le soleil lui réchauffer les joues. Il se hâta d’ouvrir ses papiers ; les visages se tendirent pour mieux le voir et l’entendre, mais tous baissèrent les yeux au moment de croiser son regard, de peur de faire mauvaise impression dès cette première rencontre.

D’une voix claire et sans émotion apparente, il lut son ordre de nomination ; celui-ci était adressé à Richard Bolitho, Esquire, par Samuel Hood, amiral de la flotte, qui lui demandait de prendre le commandement de l’Hyperion, navire de Sa Majesté britannique. La plupart des membres de l’équipage avaient déjà entendu un texte analogue, et certains même plus d’une fois ; cependant, tandis que sa voix sonore égrenait les formules ampoulées, un silence total régna : tout le navire semblait retenir son souffle.

Bolitho roula ses papiers et les remit dans sa poche. Du coin de l’œil, il aperçut Allday qui se rapprochait de l’échelle de dunette ; comme toujours, il se disposait à baliser sa retraite pour le préserver de toutes ces formalités officielles.

En dépit du soleil dont la chaleur se réverbérait sur les filets de bastingage, le nouveau commandant se sentit soudain étourdi et glacé de sueurs froides. Mais il serra les dents et s’efforça de se figer dans une immobilité totale. Il était à un tournant de sa vie ; la première impression qu’il ferait sur ces hommes pèserait d’un grand poids et pourrait même décider non seulement de son sort, mais de leurs vies à tous. Il s’imagina un instant, non sans horreur, qu’il allait s’effondrer, terrassé par la fièvre, face à tout l’équipage au garde-à-vous : quelle honte, quelle humiliation ! Curieusement, cette image l’aida à se ressaisir.

Il haussa la voix :

— Je ne vais pas vous retenir longtemps, il y a fort à faire. Les allèges transportant les futailles d’eau douce se présenteront à bord d’un instant à l’autre : j’ai l’intention de profiter de ce vent favorable pour appareiller cet après-midi.

Il surprit le regard échangé par deux lieutenants et durcit le ton :

— Mes ordres m’enjoignent de rejoindre sans délai l’escadre de lord Hood, au large de Toulon. Une fois là-bas, nous devons déployer tous nos efforts pour bloquer l’ennemi au port et, dès que cela sera envisageable, passer à l’attaque et détruire sa flotte.

On entendit courir un murmure parmi les rangs serrés ; jusqu’à la dernière minute, songea Bolitho, quand le navire avait reçu l’ordre de quitter le blocus de Brest pour se rendre à Gibraltar afin d’y recevoir son nouveau commandement, beaucoup à bord avaient voulu croire que l’Hyperion serait rappelé à son port d’attache. Mais à ses mots, à la lecture de son ordre de nomination, tous leurs espoirs s’étaient évanouis comme neige au soleil. A présent, chaque voile déployée, chaque souffle de brise, nautique après nautique, allaient inexorablement éloigner de l’Angleterre la lourde carène couverte d’algues. Pour nombre de ces hommes, ce serait un voyage sans retour.

— L’Angleterre, poursuivit Bolitho plus calmement, est en guerre contre un tyran. Nous avons besoin de chaque navire, de chaque homme fidèle pour le renverser. Que chacun d’entre vous fasse son devoir. Quant à moi, je ferai le mien.

Il tourna les talons et eut un bref signe de tête :

— Au travail, monsieur Quarme. Désignez les équipes pour embarquer les futailles d’eau et veillez à ce que le commissaire se procure des fruits frais en abondance.

Il dirigea ses regards en direction d’Algésiras, de l’autre côté de la baie voilée de brume :

— Avec l’Espagne comme nouvelle alliée, cela devrait vous faciliter les choses.

Le second le salua, puis lança :

— Longue vie au roi George !

Bolitho se dirigea lentement vers l’arrière, épuisé et transi. Les acclamations qui le suivaient étaient de bon ton, plus conformes à l’usage qu’à l’expression d’une émotion.

Il gravit l’échelle de dunette et traversa la vaste plage arrière. Comme il baissait la tête pour passer sous la poupe, Allday, hilare, lui décocha à mi-voix :

— Inutile de vous pencher, commandant, vous avez toute la place qu’il faut ici.

Mais Bolitho ne l’entendit même pas. Ignorant le fusilier marin en sentinelle, il enjamba le hiloire et pénétra dans sa spacieuse cabine. Là, il était désormais chez lui. Il pensait encore au vaisseau lorsqu’Allday referma la porte et se mit en devoir de défaire ses bagages.

 

Richard Bolitho écarta les papiers qui encombraient son bureau et s’enfonça dans son siège pour se reposer les yeux ; il consulta la montre qu’il portait à son gousset et sursauta : il s’était plongé, six heures d’affilée, dans la lecture des papiers du navire, tout en restant à l’écoute des bruits qui lui parvenaient du pont au-dessus de sa tête, et au-delà de la porte de sa cabine.

Il avait souvent failli interrompre sa besogne pour profiter du soleil, ne serait-ce que pour s’assurer que tous les travaux de routine étaient exécutés normalement ; mais, à chaque fois, il s’était contraint à rester assis pour poursuivre l’examen des affaires de l’Hyperion.

Seul le temps lui révélerait les vrais points forts et les faiblesses réelles de son nouveau navire. Mais, en quelques heures de travail solitaire dans sa cabine, il s’était déjà fait une idée précise de l’organisation des tâches à bord. D’après tous les documents qu’il avait compulsés, la vie sur l’Hyperion, sous le commandement de feu le commandant Turner, semblait irréprochablement normale. Bolitho avait commencé par étudier attentivement le registre des punitions, qu’il considérait comme l’indicateur le plus fiable des compétences d’un commandant, sinon des qualités de ses subordonnés ; on y avait consigné la liste habituelle des délits mineurs, avec les punitions correspondantes : fouet ou dégradation, comme l’on pouvait naturellement s’y attendre. Pendant le séjour de l’Hyperion aux Antilles, celui-ci avait enregistré quelques pertes, dues aux fièvres ou à des accidents ; le journal de bord ne révélait rien d’anormal.

Bolitho se cala dans son fauteuil et fronça les sourcils ; tout cela était tellement banal… Pour un vaisseau ayant un passé aussi prestigieux que celui de l’Hyperion, ces documents dégageaient une impression curieusement terne.

De nouveau, il parcourut des yeux sa cabine, comme pour y glaner quelque image de son prédécesseur ; l’endroit était spacieux, et même raffiné ; après sa cabine exiguë de commandant de frégate, il avait l’impression d’habiter maintenant un palais.

La cabine de jour où il était assis occupait toute la largeur du vaisseau, plus de trente pieds d’un bord à l’autre ; la lumière entrait à flots par les hautes fenêtres d’étambot et les rayons du soleil de l’après-midi venaient éclairer l’imposant bureau sculpté. De son siège, il avait une vue complète du port et des navires au mouillage. Il disposait également d’une vaste salle à manger, sur laquelle donnait, de chaque bord, une petite pièce : l’une lui servirait de cabine pour dormir et l’autre de chambre à cartes.

Mû par une impulsion soudaine, il se leva et s’avança jusqu’à la grande table d’acajou ; elle disposait de six rallonges, ce qui lui donna à penser que Turner aimait offrir des banquets somptueux. Tous les fauteuils, ainsi que la longue banquette sous les fenêtres d’étambot, étaient en cuir repoussé, finement ouvragé ; la moquette à carreaux noir et blanc était recouverte d’un riche tapis de haute laine dont le prix, estima Bolitho, aurait suffi à payer pendant plusieurs mois tout l’équipage d’une frégate.

Il se sentit fatigué et essaya de se détendre ; sans doute toutes ses appréhensions n’étaient-elles pas fondées mais révélaient simplement son manque de confiance en lui.

Il s’observa un instant dans le miroir accroché à la cloison et remarqua le sillon que son humeur soucieuse creusait au milieu de son front, ainsi que les taches de sueur sur sa chemise. Instinctivement, il écarta la mèche noire qui descendait sur son œil et ses doigts effleurèrent au passage la profonde cicatrice qui remontait en diagonale jusqu’à la naissance de ses cheveux. Par une curieuse coïncidence, l’Hyperion croisait à quelques nautiques à peine au moment où il avait reçu ce coup de sabre d’abordage qui devait le marquer pour la vie.

On frappa un petit coup sec à la porte et, avant même que Bolitho eût pu répondre, elle s’ouvrit sur un petit homme étroit d’épaules, en habit bleu uni, qui portait un plateau d’argent.

Bolitho le toisa :

— Oui ?

L’homme déglutit avec effort :

— Gimlett, commandant. Je suis votre garçon de cabine, commandant, expliqua-t-il d’une voix flûtée, exhibant à chaque syllabe deux incisives saillantes qui lui donnaient l’air d’un lapin effarouché.

Bolitho suivit le regard de l’homme qui avait remarqué avec consternation que le déjeuner, servi sur une petite table d’angle, était intact ; ce que le malheureux Gimlett ignorait, c’est que Bolitho lui-même n’avait pas vu que son déjeuner était servi.

Bolitho détestait être dérangé, mais il réfréna sa mauvaise humeur : le garçon de cabine était manifestement terrorisé. On connaissait des commandants qui, sur un coup de colère, avaient fait fouetter leur garçon de cabine pour une simple tasse de café renversée.

— Si votre repas ne vous plaît pas, s’excusa Gimlett, je pourrais…

— Je n’avais pas faim.

Ce mensonge était un compromis convenable.

— Mais je te remercie, Gimlett, d’y avoir pensé.

Il observa soudain le garçon avec un regain d’intérêt :

— As-tu été longtemps au service du commandant Turner ?

— Oui, commandant.

Gimlett se dandinait d’un pied sur l’autre :

— Il a toujours été bon pour moi, commandant. Plein d’égards, vraiment.

Bolitho esquissa un sourire :

— J’ai cru comprendre que tu venais du Devon ?

— Oui, commandant. J’étais palefrenier en chef à l’hôtel du Lion d’or à Plymouth ; mais j’ai quitté pour suivre le commandant Turner ; pour mieux servir mon pays, quoi.

Soudain, ses yeux se posèrent sur la pile de papiers qui jonchaient le bureau de Bolitho, et il se hâta de préciser :

— C’est-à-dire, j’étais un peu en difficulté avec une chambrière, commandant. Je crois que ça valait mieux pour tout le monde.

Bolitho commençait à s’amuser ; apparemment, Gimlett craignait que feu son maître n’eût laissé des traces écrites précisant les véritables raisons de son départ.

— Ainsi, poursuivit-il, tu n’as été au service du commandant Turner que pendant le séjour du vaisseau aux Antilles ? Tu n’es jamais descendu à terre chez lui ?

Il avait ajouté cette deuxième question en lisant dans le regard égaré de l’homme une totale incompréhension.

— C’est exact, commandant.

Il balaya la cabine du regard et précisa :

— Chez lui, c’était ici, commandant. Il n’avait pas de famille, rien que son navire.

De nouveau, il avala péniblement sa salive, comme effrayé d’en avoir trop dit :

— Puis-je desservir, commandant ?

Bolitho, pensif, acquiesça d’un hochement de tête et retourna devant les hautes fenêtres. Il tenait l’explication qu’il cherchait : sous le commandement de Turner, ce vaisseau de guerre était devenu une sorte d’hôtel particulier, de résidence d’agrément ; durant trois ans, son équipage était resté loin de l’Angleterre, sans combat ni épreuve particulière à affronter ; il n’était donc nullement préparé à relever le défi du blocus et de la guerre.

Deux fois dans la journée, le second Quarme s’était présenté pour tenir Bolitho au courant de l’avancement des travaux ; sans avoir l’air d’y toucher, le nouveau commandant avait sondé son subordonné, lequel avait reconnu que Turner était un commandant juste mais sans initiative, plutôt apathique.

Cependant, les sentiments profonds de Quarme n’étaient pas faciles à identifier. Agé de vingt-huit ans, calme et flegmatique, il donnait l’impression de faire le gros dos dans l’attente de jours meilleurs. Ces derniers n’allaient peut-être pas tarder car de nouveaux navires étaient armés tous les jours, et les rangs des officiers supérieurs déjà éclaircis par la mort et les blessures de guerre. S’il s’en sortait bien, il pourrait obtenir le commandement d’une petite unité dans moins d’un an.

Le fait que Turner n’eût laissé aucune recommandation concernant d’éventuelles promotions avait surpris Bolitho. Mais à présent qu’il avait une idée plus précise de son prédécesseur, il comprenait mieux que ce dernier désirait simplement maintenir son navire et tout son équipage, y compris les officiers, dans un statu quo permanent ; c’était là une explication raisonnable, songea Bolitho, même si elle dénotait chez Turner un certain égoïsme.

Un autre aspect du tempérament de Turner le tourmentait ; dans les papiers personnels que Quarme avait triés après la mort de son commandant, il avait trouvé l’équivalent d’un testament : quelques legs insignifiants à des parents éloignés et un étrange paragraphe soigneusement calligraphié à la fin du document :

«…et au prochain commandant de ce navire, je lègue tous mes meubles, mes effets personnels et les vins de ma soute personnelle, dans l’espoir sincère et véridique qu’il les gardera pour son propre usage et le bien-être du navire. »

C’était là une disposition testamentaire des plus insolites.

De prime abord, Bolitho avait songé à faire emballer les affaires de son prédécesseur par Allday, afin de les expédier à la garnison du Rocher. Mais tout à sa hâte de rejoindre son bord, il avait quitté l’Angleterre en catastrophe et, à l’exception de ses uniformes et de quelques effets personnels, il n’avait pas emporté le moindre objet susceptible de faciliter sa vie de commandant de vaisseau de ligne. Maintenant, songeait-il, tout en jetant un regard alentour sur sa cabine, en respectant les dernières volontés de l’excentrique défunt, il autorisait d’une certaine manière ce dernier à prolonger son séjour à bord. Turner avait beau être mort et immergé, il était toujours bel et bien présent dans la magnifique cabine de l’Hyperion.

On frappa de nouveau à la porte : c’était Quarme. Il portait son bicorne plié sous le bras et, malgré le contre-jour, Bolitho remarqua son air circonspect.

— J’ai rassemblé les officiers dans la grand-chambre, conformément à vos ordres, commandant.

Il parlait encore que les quatre coups de cloche du quart de l’après-midi sonnèrent au-dessus de leurs têtes. Bolitho observa avec satisfaction la ponctualité de son second.

— Fort bien, monsieur Quarme. Je suis prêt.

Il prit sa veste d’uniforme qu’il avait déposée sur un fauteuil et rectifia le nœud de son foulard :

— J’ai fini la lecture du journal de bord, vous pouvez l’emporter.

Quarme ne répondit pas ; il se contenta de regarder la vieille épée accrochée sur la cloison cirée. Suspendre l’arme en bonne place avait été le premier geste d’Allday. Suivant le regard de Quarme, Bolitho se mit à songer à son père et à son grand-père. Même en plein soleil, l’épée accusait son âge et semblait bien ternie ; mais c’était là le seul objet auquel il tenait vraiment et, s’il n’avait dû emporter qu’une seule chose de Falmouth, c’eût été son épée.

Il s’attendait à une remarque de la part de Quarme ; Herrick n’eût pas laissé passer l’occasion. Il se reprit vivement : à quoi bon s’éterniser en vaines comparaisons ?

— Montrez-moi le chemin, je vous prie, ordonna-t-il froidement.

Depuis son tout premier commandement, celui du petit sloop Sparrow, Bolitho avait toujours mis un point d’honneur à rencontrer ses officiers en privé le plus tôt possible. A la suite de Quarme, il descendit de la dunette jusqu’au pont principal par une large échelle. Il était un peu préoccupé à l’idée de rencontrer ses nouveaux subordonnés. Il avait beau se dire et se répéter qu’ils avaient plus à craindre que lui de leur nouvelle collaboration, il ne pouvait se défendre d’une certaine appréhension.

Le carré des officiers, juste en dessous de sa propre cabine, avait les mêmes fenêtres d’étambot occupant tout le fond de la pièce ; mais de chaque côté s’alignaient de petits boxes, et les coins étaient remplis de coffres de mer et de tout un fatras d’objets personnels. Deux canons de douze de la batterie supérieure du navire encombraient également la cabine ; Bolitho apprécia secrètement le fait que sa cabine, elle, n’aurait pas à souffrir du chaos et des dégâts de chaque branle-bas de combat.

Le carré des officiers était plein. Bolitho avait exigé que, outre les cinq officiers de marine et les lieutenants, tous les aspirants fussent présents, ainsi que les officiers issus de la maistrance ; ces derniers, comme une dure expérience le lui avait enseigné, constituaient la vraie courroie de transmission entre la dunette et le gaillard.

Il s’assit en tête de table et déposa son bicorne à côté d’un rouleau de cartes :

— Asseyez-vous, messieurs, ou restez debout à votre convenance. Que ma brève visite ne modifie en rien vos habitudes.

Quelques rires discrets firent poliment écho à sa remarque. Le commandant n’était en effet qu’un invité au carré des officiers ; Bolitho se demandait parfois ce qui se passerait si le privilège d’une visite lui était refusé. Il déroula lentement la carte, tout en sachant que les regards étaient encore braqués sur lui et non pas sur le rouleau.

— Comme vous le savez à présent, nous allons faire route pour rejoindre les forces de lord Hood. Nous avons appris que, parmi les troupes françaises stationnées à Toulon, certaines sont irréductiblement hostiles au gouvernement révolutionnaire ; avec notre aide, elles ne demanderaient qu’à le renverser. En montrant notre force et en profitant de chaque occasion pour faire obstacle aux communications maritimes de l’ennemi, nous pouvons contribuer à faire pencher la balance du bon côté.

Il releva les yeux et croisa le regard du jeune Seton, dont le visage s’encadrait entre les épaules de deux fusiliers marins.

Puis, il poursuivit tout uniment :

— A la mi-juillet, lord Hood aura rassemblé suffisamment de moyens pour passer à l’action : pas un navire ne sera de trop. Il est donc vital que tous les officiers fassent de leur mieux pour qu’aucun effort ne soit perdu et que l’entraînement porte ses fruits.

Il parcourut du regard leurs visages attentifs :

— Il s’écoulera peut-être un certain temps avant que nous ne puissions toucher une base, que ce soit ici ou ailleurs. Me suis-je bien fait comprendre ?

Quarme intervint d’une voix feutrée :

— Je crois savoir, commandant, que l’officier en troisième aimerait vous poser une question.

Bolitho dirigea ses regards vers un jeune officier, assis sur un coffre de mer, qui semblait s’ennuyer à mourir.

— Je n’ai plus votre nom en tête, lui dit Bolitho.

Le lieutenant le toisa sans aménité :

— Sir Philip Rooke, commandant.

Le ton n’avait rien d’insolent, mais Bolitho crut lire une sorte de défi dans les yeux pâles de l’officier.

— Eh bien, monsieur Rooke, quelle est votre question ? répondit Bolitho sans se départir de son calme.

— Depuis trois ans, observa Rooke d’une voix atone, nous n’avons pas touché notre port d’attache. La carène du navire est une vraie prairie et il se traîne comme une vieille vache.

On entendit quelques murmures en écho à l’intervention du lieutenant, qui continua :

— Le commandant Turner avait reçu l’assurance que nous serions relevés de notre station devant Brest pour rentrer à Portsmouth avant la fin du mois.

Bolitho le considéra pensivement : ainsi, Rooke était le premier à jeter le masque.

Il prit son temps avant d’ajouter :

— Le commandant Turner est mort. Mais je suis sûr qu’il lui aurait déplu que son vaisseau manquât une chance de se distinguer.

Rowlstone le chirurgien, un petit homme souffreteux, affligé d’un visage décomposé qui ressemblait à de la graisse de rognon cru, bondit sur ses pieds et intervint avec véhémence :

— J’ai fait tout mon possible, commandant ! Il est mort d’une crise cardiaque.

Il regarda tous les officiers tour à tour, comme aux abois :

— Je l’ai trouvé mort, assis à son bureau ; il n’y avait plus rien à faire, croyez-moi !

— Que diable en savez-vous, mon vieux ? rétorqua Rooke glacial. Tout ce que vous connaissez, c’est votre couteau de boucher : vous n’avez jamais vu un médicament !

Ashby, le capitaine des fusiliers marins, bomba le torse, rentra l’estomac et, d’une pichenette, ôta une poussière de son uniforme ajusté comme un gant :

— C’était un homme bon. Nous le regrettons tous, vous savez.

Il regarda Bolitho droit dans les yeux :

— Mais je suis avec vous, commandant. C’est la guerre. Nous devons nous battre, n’est-ce pas ?

Bolitho eut un sourire sec :

— Merci, Ashby. Je suis heureux de pouvoir compter sur vous.

Puis il se tourna vers Gossett, le maître principal ; c’était un gaillard imposant, rond comme une futaille ; bien qu’il fût assis, sa tête était presque à la même hauteur que celle du malheureux chirurgien :

— Et vous, monsieur Gossett ? Quel est votre avis ?

Gossett posa ses deux énormes poings sur le bois poli et les regarda fixement d’un œil bovin : toute cette chair posée sur la table rappelait d’ailleurs l’étal d’un boucher.

— Nous avons un jeu complet d’espars de rechange en drome et de la toile à revendre, commandant, répondit-il d’une voix caverneuse. Le vaisseau n’est plus tout jeune, mais il peut encore torcher de la toile, et mieux même que d’autres plus récents.

Il sourit, et ses yeux brillants semblèrent s’enfoncer dans les replis de sa peau bronzée :

— Une fois, à bord d’un vieux soixante-quatorze canons, j’ai fini une bataille avec un seul mât, et le pont de batterie inférieur sous l’eau !

Il gloussa comme s’il avait proféré une plaisanterie désopilante :

— Les Grenouilles [2] nous trouveront à leur service s’ils en cherchent l’occasion, commandant.

Bolitho se leva ; la sauce avait commencé à prendre. Dans les jours suivants, il en saurait davantage sur ses hommes.

— Fort bien, messieurs, conclut-il brièvement. Nous avons toujours un vent frais du nord-ouest. Nous appareillons dans moins d’une heure.

Il regarda Quarme, toujours impassible :

— Appelez tous les hommes sur le pont dans trente minutes et préparez-vous à lever l’ancre. Nous avons neuf cents nautiques à parcourir avant d’arriver en vue de l’escadre. Tâchez de les utiliser au mieux.

Il eut un dernier regard sur le cercle des officiers :

— Vous tous autant que vous êtes.

On lui fit un passage jusqu’à la porte ; il sortit rapidement de la grand-chambre et monta sur la dunette inondée de soleil. Sans savoir précisément pourquoi, il n’était pas satisfait de ce premier contact. Peut-être souffrait-il des suites de ses fièvres, peut-être encore la fatigue le rendait-elle trop impatient. Restait aussi une autre hypothèse, la moins acceptable : le commandement de l’Hyperion était une tâche qui le dépassait.

Il s’attarda un moment à regarder les mâts gigantesques et les petites silhouettes qui s’activaient dans le gréement comme des singes insouciants.

Allday traversa la dunette dans sa direction :

— J’ai demandé à Gimlett de sortir votre tenue de mer, commandant.

Il prit une profonde inspiration et ajouta :

— Pas fâché de prendre de nouveau la mer sur mon propre navire. J’en avais plus qu’assez de voir les mêmes collines tous les matins.

Bolitho se retourna brusquement et eut juste le temps de se maîtriser ; il était trop facile de prendre Allday comme exutoire à sa fatigue et à sa colère :

— Au moins les jeunes Falmouthaises pourront-elles se reposer, maintenant, Allday !

Le patron d’embarcation suivit son commandant des yeux jusqu’à ce qu’il disparût dans sa cabine, puis souriant, murmura à mi-voix :

— Ne vous faites pas de soucis, commandant. Vous n’avez pas changé, et d’ailleurs rien ne saurait vous changer !

Puis il s’appuya sur les filets de bastingage et regarda tranquillement les navires à l’ancre dans la baie…

 

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